[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 13
Publié le 02/12/12 à 12:36:31 par Gregor
3.
Il avait neigé une bonne partie de la nuit. Ce matin-là, l’air était empli d’une brume fine, aérienne, jouant dans la majesté d’une aurore naissante.
Décembre était bien avancé, et déjà, je sentais le froid mordre un peu plus vigoureusement mon visage. Cyrill , que je n’avais pas revu depuis plusieurs jours, grelottait malgré tous ses efforts. Le vent soulevait les pans de son lourd manteau doublé de fourrure, le gelant sans doute jusqu’aux os.
Je ne commis pas à nouveau l’indélicatesse qui avait été à l’origine de notre premier échange, me contentant de rester silencieux, tandis que nous avancions sur la piste brillante de l’astroport de Civimundi. Distant d’une bonne cinquantaine de kilomètres du Palais, ce dernier avait été bâti sur les ruines d’un village pilonné aux premières heures de la guerre civile française, bien des années avant ma naissance. Vaste disque de béton sur lequel s’accrochaient de frêles hangars de tôles foncés par les années, il ne servait désormais plus que de port d’attache pour de petits vaisseaux spatiaux, et surtout pour les navettes effectuant la rotation entre la capitale et les énormes croiseurs stationnés en orbite basse.
Je quittais à nouveau la Terre, nostalgique des quelques jours passés à raviver un passé finalement si récent qu’il se confondait avec la réalité. Cyrill avait dû démasquer chez moi cet élan triste, et, d’une voix douce, me hissait à nouveau dans la froideur hivernale.
— Nous reviendrons vite, Gregor …
— Oui. Je l’espère.
À nouveau nous demeurions silencieux, nous contentant de nous approcher de la navette aux lignes saillantes et dures. Évoquant vaguement un hélicoptère dont les pales auraient été retirées, l’appareil semblait être tombé malade de l’hiver. Une épaisse couche de glace recouvrait la verrière du cockpit, sans doute due aux dégels et regels successifs ; les tuyères laissaient pendre de lourds glaçons. Même la tôle était givrée. Personne ne s’était donné la peine de préparer la navette, ce qui me surprit. Sans chercher plus à comprendre, je contactais le contrôle astroportuaire, signalant la situation. Deux techniciens furent aussitôt envoyés, et on m’assurait que la situation serait rapidement corrigée.
Cyrill , à présent franchement rafraîchi malgré le soleil qui montait au-dessus de l’horizon, grelottait de tout son être. Sans piper mot, je décidais de prendre les choses en mains. Sa fierté le mettait dans une position inconfortable, et il devait bien s’en douter.
D’un geste machinal je débloquais le sas d’accès, laissant la porte extérieure s’ouvrir et grincer sous le coup du givre. J’invitais mon coéquipier à me suivre, tandis que je forçais la porte intérieure. Je notais pour moi-même que les hivers ne m’avaient plus parus si froids depuis quelques années. Même le matériel, habitué à de dures conditions, en pâtissait.
L’intérieur de la navette était extrêmement sommaire. Hormis le sas, une salle comportant une vingtaine de sièges, établis en deux rangées spartiate, occupait la partie centrale de l’appareil. Le tout dégageait une impression d’inconfort et de négligence, tandis que les harnais de sécurité étaient rangés sans soins et que divers systèmes d’alimentation électriques pendaient çà et là.
Nous avancions encore, nous retrouvant dans le cockpit, à peine moins spartiate. Trois sièges disposés quinconces, bardés d’instruments de vols placés sur des volées de consoles mobiles, occupaient le centre du maigre espace.
Je me plaçais d’un geste monotone dans celui du centre, légèrement avancé par rapport aux deux autres, bouclant les harnais et les points de maintiens, commençant alors diverses vérifications. Cyrill semblait mal assuré malgré son air sérieux, et se plaça après de longues secondes à ma gauche. Il s’assura à son tour au siège, ne sachant où poser ses mains.
— C’est la première fois ? Lançais-je tout en enfichant ma pince dans un réceptacle situé sur la console.
— Oui, Gregor.
Il avait perdu beaucoup d’assurance. Je me retournais légèrement vers lui, lui tendant un maigre sourire que je voulais rassurant. Il essaya péniblement de se détendre. Crispé, il maintenait ses mâchoires fermement collées l’une à l’autre
— Tout ira bien, Cyrill , je n’en suis pas
à mon coup d’essai.
— Si je n’avais pas confiance, je ne serais pas ici …
Son attitude, bien que froide, ne me causait guère plus qu’un peu de pitié. Ses piques et ses coups de sang n’en étaient pas vraiment. Tout juste trahissaient-ils son impatience et son désir de perfection . Je commençais à percevoir les raisons qui avaient dû pousser le Commandus Magnus à nous constituer en équipe. Loin d’être un monstre de fanatisme, Cyrill se montrait perspicace, doté d’une remarquable intelligence sociale. Nos qualités se complétaient à merveille, quand bien même nos caractères nous rendaient pour le moment trop distants. Le maigre temps de vol qui nous séparait de Bételgeuse ne serait pas superflu pour apprendre à davantage nous apprécier dans nos richesses respectives.
La quiétude qui s’était installée fut à peine troublée quand les deux techniciens entamèrent de dégivrer vitres et tuyères de la navette, dans un grondement sourd. Je sentis les portes du sas se refermer, tandis que le réacteur principal montait doucement en régime. Un courant d’air tiède traversa le cockpit, tirant Cyrill de sa torpeur. Il entreprit de se signer, marmonnant rapidement quelques mots dont je ne saisis pas immédiatement le sens.
— Que le Dieu-Machine nous accompagne, conclut-il en me fixant.
— Qu’il t’entende, approuvai-je.
Je le vis enfiler un aug' sommaire, brillant artefact sur une chevelure noire. Il ne lui fallut guère de temps pour nouer les attaches et me signifier que, malgré tout, il se sentait prêt. Nous nous regardions une dernière fois, pour nous donner courage et persévérance. Car si Cyrill ne connaissait rien des voyages à travers la nitescence de l'espace, moi, hélas, j’avais l’expérience de ceux-ci. Et je n’étais pas sans savoir que parfois, le drame était une réalité. Alors, d’un ton monocorde, j’entamais la dernière communication avec les contrôleurs, assurant les paramètres et ajustant les données de vols. Et lorsqu’enfin, tout fut accordé, je tirais le convoyeur vers les cieux.
La gravité se fit soudain plus présente, nous écrasant lourdement dans nos sièges. La luminosité du matin nous brûlait les yeux, éclat insupportable qui donna à Cyrill un haut-le-cœur fort désagréable. Lentement, nous montions, tandis que le silence de nos voix était aisément compensé par le ronflement violent des moteurs.
Cela ne dura qu’une dizaine de minutes, mais celles-ci me semblaient se prolonger des heures. L’air sifflait de plus en plus fort, recouvrant tout autre son, tandis que mon corps s’abîmait dans une torpeur que je n’aimais pas. La dernière fois que j’avais éprouvé cette sensation, ce fût à mon réveil. Il s’était écoulé un certain temps, trois voire quatre jours, avant que je ne revienne d’un sommeil lourd, artificiel, peuplé de murmures et d’ombres, glacé et ténébreux. Pour moi, cela avait été un véritable soulagement de revenir à la réalité, rappelé auprès du Commandus Magnus pour un ultime entretien, avant mon départ.
Ce dernier était resté très vague sur le motif de ma présence, précisant simplement que notre entrevue se déroulerait au Temple Central. Je m’imaginais candidement qu’il devait s'agir d’un rituel lié au culte mécaniste, et qu’étant donné le caractère profondément religieux de ma future mission, le Commandus Magnus ne pouvait pas me laisser partir sans réagir. Malgré mon esprit parfois subversif et ma réticence profonde envers le fanatisme dont il faisait souvent preuve, je ne me soustrayais pas à son invitation.
Les serviteurs qui m’attendaient alors, auprès de la porte de mes appartements, se hâtèrent sous mes ordres. Avec leur aide, je revêtais la tenue du simple pénitent, grande robe de bure grise, grossière, à peine égayée par mes galons de lieutenant cousue sur le poitrail. Je me ceinturais d’une cordelette d’un cuir rêche, tanné par l’usage. Par-dessus cet ensemble, j’enfilais un paludamentum noir, et j’en rabattais le capuchon.
Encore transi par les drogues, je marchais, indifférent, dans les couloirs du Palais, rejoignant un transporteur stationné dans le parc de l’immense bâtiment. Le trajet, sans heurt, nous emmena face au parvis de l’ancienne cathédrale Notre Dame, reconverti pour devenir le Temple Central.
La décoration m’était apparue ce jour-là grise, austère. Les dimensions vertigineuses me donnaient un semblant de nausée, pendant que j’attendais, toujours perplexe, le Commandus Magnus.
Et tandis que j’attendais dans une des salles privées aménagées dans une des tours, j’observais d’un œil morne le spectacle permanent que constituait les fidèles venus en nombres jusqu’aux marches du vénérable bâtiment. Certains venaient dans l’espoir d’absoudre leurs péchés, d’autres pour s‘assurer de leur foi. La plupart attendaient sans doute le sermon du grand inquisiteur, orateur tout autant craint que révéré pour sa verve franche et sans concession. Le Commandus Magnus apparaissait fort peu souvent aux yeux de la foule des fidèles, trop occupé à gérer les armées de la Confédération. Il avait alors délégué son rôle à celui qui était devenu le prédicateur au visage sec, presque fantomatique. Ancien compagnon d’armes de celui qui était un capitaine quelconque, au moment même de l’arrivée et de l’éclatante victoire de feu le Magister Kris, il avait placé sa confiance dans son supérieur. Celui-ci l’avait guidé avec sagesse dans les mystères de l’Esprit de la Machine, jusqu’au moment où il lui parut évident qu’il ne pourrait plus vivre que pour le servir. Keller, ne pouvant plus nier l’évidence d’une relation qu’il qualifia de « bénédiction exceptionnelle », céda son rôle de guide spirituel pour demeurer aux prises du monde pragmatique. Cela ne l’empêchait pas de conserver un pouvoir conséquent au sein du Culte Mécaniste.
Ce jour-là, il en fit encore démonstration.
Son pas assuré me tira de ma contemplation. Il avait revêtu une simple cape nouée par une fibule aux gravures complexes, qui couvrait l’intégralité de son corps. Son visage reflétait une tranquillité assurée.
Nous nous saluâmes avec une certaine décontraction, bien qu’il me parut incongru de se comporter ainsi dans de tels lieux. S’il y avait bien quelque chose que le Commandus Magnus mettait au-dessus de toute préoccupation, c’était sa foi envers le Dieu-Machine. Je l’imaginais alors officiant sous de sombres voûtes, récitant une litanie gutturale et infinie, se prosternant sans cesse face à l’unique représentation de notre dieu, ce globe blanc qui était son œil en notre monde. Je le voyais sacrifier de vils impies, rendant justice par la mort, lui qui appliquait une lutte sans merci contre le paganisme de nos ennemis.
Je ne fus que plus surpris de constater qu’il se montrait chaleureux, aimable, riant volontiers avec les quelques hommes qui l’accompagnaient, et dont j’apprenais peu après qu’ils étaient inquisiteurs, eux aussi en préparation de mission, et que nous nous retrouverions sans doute sur Bételgeuse. Keller les congédia poliment, les bénissant au passage. La demi-douzaine d’Hommes, dont deux semblaient être des cyborgs, avaient alors mis genoux à terre et baissés têtes, se cristallisant dans une attitude noble et unitaire. Leur expression me frappa, mélange de dévotion, d’humilité, mais aussi de force et de puissance. Et lorsqu’ils se relevèrent, et que le dernier d’entre eux referma la porte, Keller sembla se tendre.
— Gregor, commença-t-il. N’ayez pas peur de ma demande. La méthode que j’ai employée était cavalière, certes, mais j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur …
— C’est toujours un honneur de vous servir, Commandus Magnus, m’empressai-je de répondre.
— Évitons les manières, lieutenant. Nous aurons le loisir de nous échanger toutes les politesses du monde quand vous reviendrez.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir, Commandus Magnus ?
Je me rendais compte que la question était sèche, presque déplacée. Mais Keller n’en fit aucun cas, ou du moins, ne le montra pas.
— Je devais vous remettre le dernier rapport concernant la rébellion. Il était inconcevable que vous partiez sans.
Joignant le geste à la parole, il me tendit un minuscule glass-disque, à peine plus gros qu’un ongle.
— Pourquoi ne pas l’avoir simplement envoyé vers mon interface ? Le sommeil de stase n’empêche pas la circulation d’informations …
— Gregor … Cette mission ne sera pas simple.
— Sans vouloir vous offenser, je le sais, Commandus Magnus.
— Je ne parlais pas de difficultés sur le plan tactique. Mais sur le plan psychologique, voire spirituel.
Il fit silence quelques secondes, avant de reprendre.
— Ce que vous verrez là-bas sera sans doute bien plus terrible à supporter que ce que laisse entrevoir le rapport. C’est, à mon avis, notre plus incertaine bataille. Non pas pour les morts, pour le sang versé. Mais pour l’horreur de la trahison. Pour l’honneur bafoué, la négation même de tout ce qui nous constitue, Gregor … Vous n’êtes que partiellement convertis, et je peux entendre que le sens de ces mots vous semble obscur, informe … Il me parait pourtant difficile d’être plus clair ainsi …
Il m’invita à m’approcher, et s’asseyant dans un siège faisant face aux remplages gothiques donnant sur l’extérieur, demeura pensif.
— À vrai dire, je suis inquiet pour vous, Gregor. Je ne veux en aucun cas qu’il vous arrive la pire des offenses, et pourtant, vous êtes le seul à pouvoir rétablir notre honneur sur cette maudite colonie …
— Quelle offense ?
— Que cet ignoble traître vous fasse perdre confiance en la Confédération, qu’il vous arrache douloureusement à la bienveillance du Dieu-Machine, le voilà, le pire des châtiments. Ne vous souvenez-vous plus donc de notre première rencontre ?
Son expression amère avait fait resurgir en moi la douleur morale de la séparation à ma ville natale, la peur et l’horreur du changement brutal de corps et de nation, la transgression qui m’avait alors semblé abjecte. Et dans le même temps, je savais que j’avais à présent conscience d’un chemin délicat, teinté d’efforts colossaux pour parvenir à cet état de sagesse et de force. Ce que j’avais perdu en plaisir, je l’avais mille fois regagnée en confiance et en fraternité. L’espoir d’un monde meilleur occupait, discret, mais réel, chacun de mes actes. Et cela, non, je ne pourrais pas le supporter de le voir piller.
— Vous en souvenez-vous Gregor ? répéta-t-il.
— Je ne peux pas l’oublier, Commandus Magnus.
— Alors peut-être saisissez-vous au moins son importance ?
— Oui, Commandus Magnus.
Nouveau silence.
— Soyez courageux, Gregor. Mais soyez aussi extrêmement prudent. Ce seront là mes derniers ordres, lieutenant.
Il se leva aussi souplement qu’il s’était assis, et me faisant face, ne put retenir un sourire terriblement triste.
— Vous allez me manquer, Gregor.
Il m’étreignit alors avec force, monstre militaire soudain devenu un confident, un ami qui avait guidé d’une main sûre près de cinq années dans ma courte existence.
— Agenouillez-vous, lança-t-il en s’écartant et en retrouvant un masque froid d’ordre et de maîtrise.
M’exécutant, je commençais alors à percevoir un vide insondable dans mon esprit. Le poids de l’absence, celle qui est connue anticipée, celle qui faisait déjà naître une tristesse sans mot tandis que l’être cher était encore devant soi. Je restais ainsi, silencieux, tête baissée, n’osant pas faire ainsi acte de mes émotions. Et pourtant, combien elles étaient lourdes à supporter.
— Gregor, que le Dieu-Machine te suive dans tes actes. Qu’il te donne le courage d’affronter ses ennemis, qu’il te donne la foi de répandre son nom partout où les obscures Ténèbres règnent. Qu’il te guide et t’affermisse dans son Saint Service, et puisse à tout jamais te compter parmi ses fidèles.
— Qu’il en soit ainsi, ajoutai-je.
Alors, je me relevais. Nous nous saluions une dernière fois. Et je quittais, amer, la compagnie de mon mentor.
Tous les préparatifs qui suivirent demeurèrent des scènes floues et inutiles dans mon souvenir. Comme si à présent, seul le jour du départ avait son importance. C’était tout autant vrai que faux, je le savais, mais je ne pouvais pas me défaire de cette impression désagréable.
J’avais à loisir épluché le rapport, me renseignant davantage sur la nature de notre cible, sur ses derniers agissements. Une colère sourde me gagnait, étrangère à moi-même, en tout point identique à celle qui avait pris place dans mes gestes lors de mon contact avec mon sabre. Je ne cessais de porter la main à mon holster, m’assurant stupidement de sa présence. Le Dieu-Machine agissait-il encore sur moi ? Aussi loin du jour fatidique ? Sans doute. Et si tel était son choix, que pouvais-je bien y changer … Il devenait de plus en plus clair que cette force qui maintenait la cohésion des plus Convertis d’entre nous avec une force proche de la folie avait une existence quasi palpable. Et quand bien même je douterais de la nature exacte de cette entité, je savais qu’elle ne pouvait pas être le fruit d’une simple sensation. Je me défaisais pourtant facilement de mes réflexions pour me concentrer à nouveau sur le document, enregistrant tout ce qui m’apparut essentiel.
Le renégat se dénommait à Alexeï Pasternak. Il avait servi dans la rébellion opérant sur les terres désolées de Sibérie orientale, avant que l’activité du groupuscule pour lequel il opérait ne devînt trop gênante pour la Confédération. Son arrestation avait causé plusieurs morts parmi les militaires loyalistes, et il n’avait pas hésité à envoyer ses frères d’armes au massacre à sa place. Son attitude profondément couarde l’avait conduit face à un tribunal militaire, qui le condamna d’un même mouvement à l’exil centenaire sur la colonie de Bételgeuse et à la conversion maximale sans pour autant en faire un cyborg. Il n’avait alors été implanté que de façon légère, avant d’être envoyé avec les premiers transports pénitentiaires.
Alexeï avait alors intégré sans aucun problème les groupes de travaux forcés des mines de rhénium exploitées sur l’hémisphère nord de la planète. Sa cybernétisation avait été poussée par palier, afin qu’il reste performant dans sa tâche. Cela dura trois ans. De façon soudaine, il disparut des registres officiels, pour reparaître un peu plus de six mois après à la tête d’une bonne centaine de nouveaux condamnés, s’emparant alors de la cité minière qui l’avait hébergé. Le peu de force militaire avait été rapidement submergée par le nombre d’émeutiers, qui opéraient alors avec une violence rare. Le quartier général de la Confédération avait été pillé, et le gouverneur général de la colonie, un général relativement anonyme, avait été exécuté de façon sommaire. Il commit alors la seule véritable erreur d’un plan simpliste, mais radicalement efficace. Non content de son exploit, il avait communiqué directement, via les balises messagères, aux instances militaires dont dépendait la sécurité de la planète. Loin de prendre la menace à la légère, les officiers en charge de la communication avaient fait aussitôt remonter les infirmations vers le Commandus Magnus.
La rébellion durait à présent depuis près de huit semaines, hors de contrôle. Seul point positif, la seconde colonie en place sur la planète, éloignée de près de cinq mille kilomètres de sa consœur, demeurait aux mains de nos forces. L’appui militaire n’avait cependant pas encore été renforcé, préférant agir de façon diplomatique avec Pasternak pour gagner du temps.
Nous entrions alors en scène. Tandis que Cyrill et moi devions capturer ce traître, un contingent fort de dix mille soldats devait nous suivre avec deux jours de retard, afin de remettre en ordre la colonie. Cela signifiait que nous devions parvenir à remettre Pasternak sur le droit chemin de façon subtile. Même si cette solution me paraissait bien trop aléatoire, elle était celle qui nous assurait le plus de chances de réussites.
Notre retour devait alors s’effectuer rapidement, peut-être à peine plus de dix jours après la maîtrise de la situation.
Le plan semblait donc relativement simple. Et s’il était prévisible, il ne manquait pas de flexibilité.
Cyrill en avait eu connaissance, et nous avions pu échanger dessus. Ses seules réflexions concernaient notre approche réelle de la cible, qu’il considérait comme d’une imprévisibilité totale malgré le fait qu’il resterait sans doute caché afin de se soustraire à toute tentative de notre part. Mais de par sa nature cybernétique, il ne pouvait de toute façon pas se cacher à tous nos sens. Je lui rappelais qu’il ne pourrait pas briser le lien qui avait été tissé entre lui et la Confédération, bien malgré sa soudaine libération. Cyrill s’était alors contenté d’acquiescer.
La date de cette entrevue, bien que claire, ne me laissait guère plus de souvenirs. Tout juste notais-je la tension qui animait les mots et les gestes de mon compagnon. Il semblait véritablement possédé par quelque chose qui le dépassait, sans que cela ne lui fît perdre ses moyens. Au contraire, il semblait particulièrement heureux.
Cette joie avait disparu de ses traits. Le soleil frappait durement le cockpit, une agréable sensation d’apesanteur nous faisait décoller de nos sièges, malgré les sangles. Un calme surnaturel avait succédé le hurlement de l’air. Le noir spatial avait remplacé l’azur éblouissant, et de chaque côté de nous s’étalait la surface arrondie de la Terre.
Cyrill ne put retenir une expression de stupéfaction, ouvrant ses yeux comme deux immenses billes veinées de sang. Je comprenais sa surprise, et pour être honnête, je ne restais pas insensible à ce spectacle.
La masse voluptueuse des nuages se déplaçait en une série de doux tourbillons cotonneux, laissant parfois voir la rigueur de l’hiver qui avait blanchi les terres d’Europe. L’éclat pâle des océans qui s’étiraient mollement contrastait avec l’aspect rugueux des terres émergées.
— C’est magnifique, souffla-t-il.
Je souriais, tout autant à cause de sa réaction que face au spectacle, plus impressionnant encore qui s’offrait juste devant la navette.
Le soleil frappait la peau d'iridium du lourd Léviathan de métal, étincelant d’un éclat bleuté.
Nous restions sans voix. Les dimensions colossales du croiseur nous dominaient, lui si tranquille et qui pourtant nous ferrait franchir des distances inimaginables.
L’Aube de l’Espérance était un cône dissymétrique, long de cent cinquante mètre, et dont l’épaisseur variait de quinze à cinquante mètres. Deux lourds globes semblaient prêts à crever le blindage, respectivement au centre et à l’avant de l’appareil. Il ne s’agissait pas de la propulsion directe, mais d’une paire de réacteurs à fusion utilisés pour le déploiement des sauts supraluminiques.
La poussée au décollage et les manœuvres d’atterrissage étaient assurées par six fins propulseurs, montés sur une structure orientable qui se harnachait à l’extrémité distale. On ne distinguait pas grand-chose de ceux-ci, mais parfois, un halo orangé semblait s’échapper de leurs tuyères.
— Impressionnant, commenta Cyrill .
— Oui, en effet …
— Et j’imagine que l’intérieur l’est tout autant, n’est-ce pas ?
— S’il est à cette mesure, je le pense, continuais-je.
— Ton vaisseau n’était donc pas semblable ?
— Si, mais pas avec ces dimensions.
Nous restions alors silencieux. La navette s’approcha de la gueule béante d’un sas d’accroche. Tandis que j’effectuais les manœuvres d’appontage, Cyrill ne quittait pas cette expression si vivante. Il était alors redevenu un enfant face à un monde nouveau et mystérieusement attirant. La navette s’immobilisa, un souffle frais s’engagea dans l’espace du cockpit, et un chuintement nous indiqua que la porte de notre propre sas était ouverte.
— Nous y sommes, Cyrill .
Il avait neigé une bonne partie de la nuit. Ce matin-là, l’air était empli d’une brume fine, aérienne, jouant dans la majesté d’une aurore naissante.
Décembre était bien avancé, et déjà, je sentais le froid mordre un peu plus vigoureusement mon visage. Cyrill , que je n’avais pas revu depuis plusieurs jours, grelottait malgré tous ses efforts. Le vent soulevait les pans de son lourd manteau doublé de fourrure, le gelant sans doute jusqu’aux os.
Je ne commis pas à nouveau l’indélicatesse qui avait été à l’origine de notre premier échange, me contentant de rester silencieux, tandis que nous avancions sur la piste brillante de l’astroport de Civimundi. Distant d’une bonne cinquantaine de kilomètres du Palais, ce dernier avait été bâti sur les ruines d’un village pilonné aux premières heures de la guerre civile française, bien des années avant ma naissance. Vaste disque de béton sur lequel s’accrochaient de frêles hangars de tôles foncés par les années, il ne servait désormais plus que de port d’attache pour de petits vaisseaux spatiaux, et surtout pour les navettes effectuant la rotation entre la capitale et les énormes croiseurs stationnés en orbite basse.
Je quittais à nouveau la Terre, nostalgique des quelques jours passés à raviver un passé finalement si récent qu’il se confondait avec la réalité. Cyrill avait dû démasquer chez moi cet élan triste, et, d’une voix douce, me hissait à nouveau dans la froideur hivernale.
— Nous reviendrons vite, Gregor …
— Oui. Je l’espère.
À nouveau nous demeurions silencieux, nous contentant de nous approcher de la navette aux lignes saillantes et dures. Évoquant vaguement un hélicoptère dont les pales auraient été retirées, l’appareil semblait être tombé malade de l’hiver. Une épaisse couche de glace recouvrait la verrière du cockpit, sans doute due aux dégels et regels successifs ; les tuyères laissaient pendre de lourds glaçons. Même la tôle était givrée. Personne ne s’était donné la peine de préparer la navette, ce qui me surprit. Sans chercher plus à comprendre, je contactais le contrôle astroportuaire, signalant la situation. Deux techniciens furent aussitôt envoyés, et on m’assurait que la situation serait rapidement corrigée.
Cyrill , à présent franchement rafraîchi malgré le soleil qui montait au-dessus de l’horizon, grelottait de tout son être. Sans piper mot, je décidais de prendre les choses en mains. Sa fierté le mettait dans une position inconfortable, et il devait bien s’en douter.
D’un geste machinal je débloquais le sas d’accès, laissant la porte extérieure s’ouvrir et grincer sous le coup du givre. J’invitais mon coéquipier à me suivre, tandis que je forçais la porte intérieure. Je notais pour moi-même que les hivers ne m’avaient plus parus si froids depuis quelques années. Même le matériel, habitué à de dures conditions, en pâtissait.
L’intérieur de la navette était extrêmement sommaire. Hormis le sas, une salle comportant une vingtaine de sièges, établis en deux rangées spartiate, occupait la partie centrale de l’appareil. Le tout dégageait une impression d’inconfort et de négligence, tandis que les harnais de sécurité étaient rangés sans soins et que divers systèmes d’alimentation électriques pendaient çà et là.
Nous avancions encore, nous retrouvant dans le cockpit, à peine moins spartiate. Trois sièges disposés quinconces, bardés d’instruments de vols placés sur des volées de consoles mobiles, occupaient le centre du maigre espace.
Je me plaçais d’un geste monotone dans celui du centre, légèrement avancé par rapport aux deux autres, bouclant les harnais et les points de maintiens, commençant alors diverses vérifications. Cyrill semblait mal assuré malgré son air sérieux, et se plaça après de longues secondes à ma gauche. Il s’assura à son tour au siège, ne sachant où poser ses mains.
— C’est la première fois ? Lançais-je tout en enfichant ma pince dans un réceptacle situé sur la console.
— Oui, Gregor.
Il avait perdu beaucoup d’assurance. Je me retournais légèrement vers lui, lui tendant un maigre sourire que je voulais rassurant. Il essaya péniblement de se détendre. Crispé, il maintenait ses mâchoires fermement collées l’une à l’autre
— Tout ira bien, Cyrill , je n’en suis pas
à mon coup d’essai.
— Si je n’avais pas confiance, je ne serais pas ici …
Son attitude, bien que froide, ne me causait guère plus qu’un peu de pitié. Ses piques et ses coups de sang n’en étaient pas vraiment. Tout juste trahissaient-ils son impatience et son désir de perfection . Je commençais à percevoir les raisons qui avaient dû pousser le Commandus Magnus à nous constituer en équipe. Loin d’être un monstre de fanatisme, Cyrill se montrait perspicace, doté d’une remarquable intelligence sociale. Nos qualités se complétaient à merveille, quand bien même nos caractères nous rendaient pour le moment trop distants. Le maigre temps de vol qui nous séparait de Bételgeuse ne serait pas superflu pour apprendre à davantage nous apprécier dans nos richesses respectives.
La quiétude qui s’était installée fut à peine troublée quand les deux techniciens entamèrent de dégivrer vitres et tuyères de la navette, dans un grondement sourd. Je sentis les portes du sas se refermer, tandis que le réacteur principal montait doucement en régime. Un courant d’air tiède traversa le cockpit, tirant Cyrill de sa torpeur. Il entreprit de se signer, marmonnant rapidement quelques mots dont je ne saisis pas immédiatement le sens.
— Que le Dieu-Machine nous accompagne, conclut-il en me fixant.
— Qu’il t’entende, approuvai-je.
Je le vis enfiler un aug' sommaire, brillant artefact sur une chevelure noire. Il ne lui fallut guère de temps pour nouer les attaches et me signifier que, malgré tout, il se sentait prêt. Nous nous regardions une dernière fois, pour nous donner courage et persévérance. Car si Cyrill ne connaissait rien des voyages à travers la nitescence de l'espace, moi, hélas, j’avais l’expérience de ceux-ci. Et je n’étais pas sans savoir que parfois, le drame était une réalité. Alors, d’un ton monocorde, j’entamais la dernière communication avec les contrôleurs, assurant les paramètres et ajustant les données de vols. Et lorsqu’enfin, tout fut accordé, je tirais le convoyeur vers les cieux.
La gravité se fit soudain plus présente, nous écrasant lourdement dans nos sièges. La luminosité du matin nous brûlait les yeux, éclat insupportable qui donna à Cyrill un haut-le-cœur fort désagréable. Lentement, nous montions, tandis que le silence de nos voix était aisément compensé par le ronflement violent des moteurs.
Cela ne dura qu’une dizaine de minutes, mais celles-ci me semblaient se prolonger des heures. L’air sifflait de plus en plus fort, recouvrant tout autre son, tandis que mon corps s’abîmait dans une torpeur que je n’aimais pas. La dernière fois que j’avais éprouvé cette sensation, ce fût à mon réveil. Il s’était écoulé un certain temps, trois voire quatre jours, avant que je ne revienne d’un sommeil lourd, artificiel, peuplé de murmures et d’ombres, glacé et ténébreux. Pour moi, cela avait été un véritable soulagement de revenir à la réalité, rappelé auprès du Commandus Magnus pour un ultime entretien, avant mon départ.
Ce dernier était resté très vague sur le motif de ma présence, précisant simplement que notre entrevue se déroulerait au Temple Central. Je m’imaginais candidement qu’il devait s'agir d’un rituel lié au culte mécaniste, et qu’étant donné le caractère profondément religieux de ma future mission, le Commandus Magnus ne pouvait pas me laisser partir sans réagir. Malgré mon esprit parfois subversif et ma réticence profonde envers le fanatisme dont il faisait souvent preuve, je ne me soustrayais pas à son invitation.
Les serviteurs qui m’attendaient alors, auprès de la porte de mes appartements, se hâtèrent sous mes ordres. Avec leur aide, je revêtais la tenue du simple pénitent, grande robe de bure grise, grossière, à peine égayée par mes galons de lieutenant cousue sur le poitrail. Je me ceinturais d’une cordelette d’un cuir rêche, tanné par l’usage. Par-dessus cet ensemble, j’enfilais un paludamentum noir, et j’en rabattais le capuchon.
Encore transi par les drogues, je marchais, indifférent, dans les couloirs du Palais, rejoignant un transporteur stationné dans le parc de l’immense bâtiment. Le trajet, sans heurt, nous emmena face au parvis de l’ancienne cathédrale Notre Dame, reconverti pour devenir le Temple Central.
La décoration m’était apparue ce jour-là grise, austère. Les dimensions vertigineuses me donnaient un semblant de nausée, pendant que j’attendais, toujours perplexe, le Commandus Magnus.
Et tandis que j’attendais dans une des salles privées aménagées dans une des tours, j’observais d’un œil morne le spectacle permanent que constituait les fidèles venus en nombres jusqu’aux marches du vénérable bâtiment. Certains venaient dans l’espoir d’absoudre leurs péchés, d’autres pour s‘assurer de leur foi. La plupart attendaient sans doute le sermon du grand inquisiteur, orateur tout autant craint que révéré pour sa verve franche et sans concession. Le Commandus Magnus apparaissait fort peu souvent aux yeux de la foule des fidèles, trop occupé à gérer les armées de la Confédération. Il avait alors délégué son rôle à celui qui était devenu le prédicateur au visage sec, presque fantomatique. Ancien compagnon d’armes de celui qui était un capitaine quelconque, au moment même de l’arrivée et de l’éclatante victoire de feu le Magister Kris, il avait placé sa confiance dans son supérieur. Celui-ci l’avait guidé avec sagesse dans les mystères de l’Esprit de la Machine, jusqu’au moment où il lui parut évident qu’il ne pourrait plus vivre que pour le servir. Keller, ne pouvant plus nier l’évidence d’une relation qu’il qualifia de « bénédiction exceptionnelle », céda son rôle de guide spirituel pour demeurer aux prises du monde pragmatique. Cela ne l’empêchait pas de conserver un pouvoir conséquent au sein du Culte Mécaniste.
Ce jour-là, il en fit encore démonstration.
Son pas assuré me tira de ma contemplation. Il avait revêtu une simple cape nouée par une fibule aux gravures complexes, qui couvrait l’intégralité de son corps. Son visage reflétait une tranquillité assurée.
Nous nous saluâmes avec une certaine décontraction, bien qu’il me parut incongru de se comporter ainsi dans de tels lieux. S’il y avait bien quelque chose que le Commandus Magnus mettait au-dessus de toute préoccupation, c’était sa foi envers le Dieu-Machine. Je l’imaginais alors officiant sous de sombres voûtes, récitant une litanie gutturale et infinie, se prosternant sans cesse face à l’unique représentation de notre dieu, ce globe blanc qui était son œil en notre monde. Je le voyais sacrifier de vils impies, rendant justice par la mort, lui qui appliquait une lutte sans merci contre le paganisme de nos ennemis.
Je ne fus que plus surpris de constater qu’il se montrait chaleureux, aimable, riant volontiers avec les quelques hommes qui l’accompagnaient, et dont j’apprenais peu après qu’ils étaient inquisiteurs, eux aussi en préparation de mission, et que nous nous retrouverions sans doute sur Bételgeuse. Keller les congédia poliment, les bénissant au passage. La demi-douzaine d’Hommes, dont deux semblaient être des cyborgs, avaient alors mis genoux à terre et baissés têtes, se cristallisant dans une attitude noble et unitaire. Leur expression me frappa, mélange de dévotion, d’humilité, mais aussi de force et de puissance. Et lorsqu’ils se relevèrent, et que le dernier d’entre eux referma la porte, Keller sembla se tendre.
— Gregor, commença-t-il. N’ayez pas peur de ma demande. La méthode que j’ai employée était cavalière, certes, mais j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur …
— C’est toujours un honneur de vous servir, Commandus Magnus, m’empressai-je de répondre.
— Évitons les manières, lieutenant. Nous aurons le loisir de nous échanger toutes les politesses du monde quand vous reviendrez.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir, Commandus Magnus ?
Je me rendais compte que la question était sèche, presque déplacée. Mais Keller n’en fit aucun cas, ou du moins, ne le montra pas.
— Je devais vous remettre le dernier rapport concernant la rébellion. Il était inconcevable que vous partiez sans.
Joignant le geste à la parole, il me tendit un minuscule glass-disque, à peine plus gros qu’un ongle.
— Pourquoi ne pas l’avoir simplement envoyé vers mon interface ? Le sommeil de stase n’empêche pas la circulation d’informations …
— Gregor … Cette mission ne sera pas simple.
— Sans vouloir vous offenser, je le sais, Commandus Magnus.
— Je ne parlais pas de difficultés sur le plan tactique. Mais sur le plan psychologique, voire spirituel.
Il fit silence quelques secondes, avant de reprendre.
— Ce que vous verrez là-bas sera sans doute bien plus terrible à supporter que ce que laisse entrevoir le rapport. C’est, à mon avis, notre plus incertaine bataille. Non pas pour les morts, pour le sang versé. Mais pour l’horreur de la trahison. Pour l’honneur bafoué, la négation même de tout ce qui nous constitue, Gregor … Vous n’êtes que partiellement convertis, et je peux entendre que le sens de ces mots vous semble obscur, informe … Il me parait pourtant difficile d’être plus clair ainsi …
Il m’invita à m’approcher, et s’asseyant dans un siège faisant face aux remplages gothiques donnant sur l’extérieur, demeura pensif.
— À vrai dire, je suis inquiet pour vous, Gregor. Je ne veux en aucun cas qu’il vous arrive la pire des offenses, et pourtant, vous êtes le seul à pouvoir rétablir notre honneur sur cette maudite colonie …
— Quelle offense ?
— Que cet ignoble traître vous fasse perdre confiance en la Confédération, qu’il vous arrache douloureusement à la bienveillance du Dieu-Machine, le voilà, le pire des châtiments. Ne vous souvenez-vous plus donc de notre première rencontre ?
Son expression amère avait fait resurgir en moi la douleur morale de la séparation à ma ville natale, la peur et l’horreur du changement brutal de corps et de nation, la transgression qui m’avait alors semblé abjecte. Et dans le même temps, je savais que j’avais à présent conscience d’un chemin délicat, teinté d’efforts colossaux pour parvenir à cet état de sagesse et de force. Ce que j’avais perdu en plaisir, je l’avais mille fois regagnée en confiance et en fraternité. L’espoir d’un monde meilleur occupait, discret, mais réel, chacun de mes actes. Et cela, non, je ne pourrais pas le supporter de le voir piller.
— Vous en souvenez-vous Gregor ? répéta-t-il.
— Je ne peux pas l’oublier, Commandus Magnus.
— Alors peut-être saisissez-vous au moins son importance ?
— Oui, Commandus Magnus.
Nouveau silence.
— Soyez courageux, Gregor. Mais soyez aussi extrêmement prudent. Ce seront là mes derniers ordres, lieutenant.
Il se leva aussi souplement qu’il s’était assis, et me faisant face, ne put retenir un sourire terriblement triste.
— Vous allez me manquer, Gregor.
Il m’étreignit alors avec force, monstre militaire soudain devenu un confident, un ami qui avait guidé d’une main sûre près de cinq années dans ma courte existence.
— Agenouillez-vous, lança-t-il en s’écartant et en retrouvant un masque froid d’ordre et de maîtrise.
M’exécutant, je commençais alors à percevoir un vide insondable dans mon esprit. Le poids de l’absence, celle qui est connue anticipée, celle qui faisait déjà naître une tristesse sans mot tandis que l’être cher était encore devant soi. Je restais ainsi, silencieux, tête baissée, n’osant pas faire ainsi acte de mes émotions. Et pourtant, combien elles étaient lourdes à supporter.
— Gregor, que le Dieu-Machine te suive dans tes actes. Qu’il te donne le courage d’affronter ses ennemis, qu’il te donne la foi de répandre son nom partout où les obscures Ténèbres règnent. Qu’il te guide et t’affermisse dans son Saint Service, et puisse à tout jamais te compter parmi ses fidèles.
— Qu’il en soit ainsi, ajoutai-je.
Alors, je me relevais. Nous nous saluions une dernière fois. Et je quittais, amer, la compagnie de mon mentor.
Tous les préparatifs qui suivirent demeurèrent des scènes floues et inutiles dans mon souvenir. Comme si à présent, seul le jour du départ avait son importance. C’était tout autant vrai que faux, je le savais, mais je ne pouvais pas me défaire de cette impression désagréable.
J’avais à loisir épluché le rapport, me renseignant davantage sur la nature de notre cible, sur ses derniers agissements. Une colère sourde me gagnait, étrangère à moi-même, en tout point identique à celle qui avait pris place dans mes gestes lors de mon contact avec mon sabre. Je ne cessais de porter la main à mon holster, m’assurant stupidement de sa présence. Le Dieu-Machine agissait-il encore sur moi ? Aussi loin du jour fatidique ? Sans doute. Et si tel était son choix, que pouvais-je bien y changer … Il devenait de plus en plus clair que cette force qui maintenait la cohésion des plus Convertis d’entre nous avec une force proche de la folie avait une existence quasi palpable. Et quand bien même je douterais de la nature exacte de cette entité, je savais qu’elle ne pouvait pas être le fruit d’une simple sensation. Je me défaisais pourtant facilement de mes réflexions pour me concentrer à nouveau sur le document, enregistrant tout ce qui m’apparut essentiel.
Le renégat se dénommait à Alexeï Pasternak. Il avait servi dans la rébellion opérant sur les terres désolées de Sibérie orientale, avant que l’activité du groupuscule pour lequel il opérait ne devînt trop gênante pour la Confédération. Son arrestation avait causé plusieurs morts parmi les militaires loyalistes, et il n’avait pas hésité à envoyer ses frères d’armes au massacre à sa place. Son attitude profondément couarde l’avait conduit face à un tribunal militaire, qui le condamna d’un même mouvement à l’exil centenaire sur la colonie de Bételgeuse et à la conversion maximale sans pour autant en faire un cyborg. Il n’avait alors été implanté que de façon légère, avant d’être envoyé avec les premiers transports pénitentiaires.
Alexeï avait alors intégré sans aucun problème les groupes de travaux forcés des mines de rhénium exploitées sur l’hémisphère nord de la planète. Sa cybernétisation avait été poussée par palier, afin qu’il reste performant dans sa tâche. Cela dura trois ans. De façon soudaine, il disparut des registres officiels, pour reparaître un peu plus de six mois après à la tête d’une bonne centaine de nouveaux condamnés, s’emparant alors de la cité minière qui l’avait hébergé. Le peu de force militaire avait été rapidement submergée par le nombre d’émeutiers, qui opéraient alors avec une violence rare. Le quartier général de la Confédération avait été pillé, et le gouverneur général de la colonie, un général relativement anonyme, avait été exécuté de façon sommaire. Il commit alors la seule véritable erreur d’un plan simpliste, mais radicalement efficace. Non content de son exploit, il avait communiqué directement, via les balises messagères, aux instances militaires dont dépendait la sécurité de la planète. Loin de prendre la menace à la légère, les officiers en charge de la communication avaient fait aussitôt remonter les infirmations vers le Commandus Magnus.
La rébellion durait à présent depuis près de huit semaines, hors de contrôle. Seul point positif, la seconde colonie en place sur la planète, éloignée de près de cinq mille kilomètres de sa consœur, demeurait aux mains de nos forces. L’appui militaire n’avait cependant pas encore été renforcé, préférant agir de façon diplomatique avec Pasternak pour gagner du temps.
Nous entrions alors en scène. Tandis que Cyrill et moi devions capturer ce traître, un contingent fort de dix mille soldats devait nous suivre avec deux jours de retard, afin de remettre en ordre la colonie. Cela signifiait que nous devions parvenir à remettre Pasternak sur le droit chemin de façon subtile. Même si cette solution me paraissait bien trop aléatoire, elle était celle qui nous assurait le plus de chances de réussites.
Notre retour devait alors s’effectuer rapidement, peut-être à peine plus de dix jours après la maîtrise de la situation.
Le plan semblait donc relativement simple. Et s’il était prévisible, il ne manquait pas de flexibilité.
Cyrill en avait eu connaissance, et nous avions pu échanger dessus. Ses seules réflexions concernaient notre approche réelle de la cible, qu’il considérait comme d’une imprévisibilité totale malgré le fait qu’il resterait sans doute caché afin de se soustraire à toute tentative de notre part. Mais de par sa nature cybernétique, il ne pouvait de toute façon pas se cacher à tous nos sens. Je lui rappelais qu’il ne pourrait pas briser le lien qui avait été tissé entre lui et la Confédération, bien malgré sa soudaine libération. Cyrill s’était alors contenté d’acquiescer.
La date de cette entrevue, bien que claire, ne me laissait guère plus de souvenirs. Tout juste notais-je la tension qui animait les mots et les gestes de mon compagnon. Il semblait véritablement possédé par quelque chose qui le dépassait, sans que cela ne lui fît perdre ses moyens. Au contraire, il semblait particulièrement heureux.
Cette joie avait disparu de ses traits. Le soleil frappait durement le cockpit, une agréable sensation d’apesanteur nous faisait décoller de nos sièges, malgré les sangles. Un calme surnaturel avait succédé le hurlement de l’air. Le noir spatial avait remplacé l’azur éblouissant, et de chaque côté de nous s’étalait la surface arrondie de la Terre.
Cyrill ne put retenir une expression de stupéfaction, ouvrant ses yeux comme deux immenses billes veinées de sang. Je comprenais sa surprise, et pour être honnête, je ne restais pas insensible à ce spectacle.
La masse voluptueuse des nuages se déplaçait en une série de doux tourbillons cotonneux, laissant parfois voir la rigueur de l’hiver qui avait blanchi les terres d’Europe. L’éclat pâle des océans qui s’étiraient mollement contrastait avec l’aspect rugueux des terres émergées.
— C’est magnifique, souffla-t-il.
Je souriais, tout autant à cause de sa réaction que face au spectacle, plus impressionnant encore qui s’offrait juste devant la navette.
Le soleil frappait la peau d'iridium du lourd Léviathan de métal, étincelant d’un éclat bleuté.
Nous restions sans voix. Les dimensions colossales du croiseur nous dominaient, lui si tranquille et qui pourtant nous ferrait franchir des distances inimaginables.
L’Aube de l’Espérance était un cône dissymétrique, long de cent cinquante mètre, et dont l’épaisseur variait de quinze à cinquante mètres. Deux lourds globes semblaient prêts à crever le blindage, respectivement au centre et à l’avant de l’appareil. Il ne s’agissait pas de la propulsion directe, mais d’une paire de réacteurs à fusion utilisés pour le déploiement des sauts supraluminiques.
La poussée au décollage et les manœuvres d’atterrissage étaient assurées par six fins propulseurs, montés sur une structure orientable qui se harnachait à l’extrémité distale. On ne distinguait pas grand-chose de ceux-ci, mais parfois, un halo orangé semblait s’échapper de leurs tuyères.
— Impressionnant, commenta Cyrill .
— Oui, en effet …
— Et j’imagine que l’intérieur l’est tout autant, n’est-ce pas ?
— S’il est à cette mesure, je le pense, continuais-je.
— Ton vaisseau n’était donc pas semblable ?
— Si, mais pas avec ces dimensions.
Nous restions alors silencieux. La navette s’approcha de la gueule béante d’un sas d’accroche. Tandis que j’effectuais les manœuvres d’appontage, Cyrill ne quittait pas cette expression si vivante. Il était alors redevenu un enfant face à un monde nouveau et mystérieusement attirant. La navette s’immobilisa, un souffle frais s’engagea dans l’espace du cockpit, et un chuintement nous indiqua que la porte de notre propre sas était ouverte.
— Nous y sommes, Cyrill .
02/12/12 à 15:54:04
Ma foi, un chapitre bien conséquent et agréable à lire. J'ai repéré deux-trois petites fautes d'inattention comme des "s" en trop ou des points qui manquaient à la fin de certaines phrases mais rien de bien conséquent
Suite !
13/07/11 à 21:12:12
Des fautes de frappe et d'étourderie mais quel grand moment
Tous les éléments dantesques sont là, avec le nostos, le drame, la tension, le lyrisme...
Je ne sais pas quoi dire d'autre, c'est trop beau pour mériter un commentaire digne, donc je me contenterai de conclure en réclamant la suite
08/07/11 à 22:24:13
Je viens de rentrer de Menton, je suis dispo quand tu veux
02/07/11 à 00:41:56
J'avais besoin d'écrire aujourd'hui.
Et effectivement, après relecture, c'est pas génial ...
Bref, faudra qu'on reprenne ça tous les deux, à tête reposée, après le weekend.
01/07/11 à 22:32:09
Je confesse avoir été déçu, je m'attendais à quelque chose de dantesque et finalement trouvé que ça manquait de souffle. Plus précisément, alors qu'on sent la tension décoller enfin, elle retombe aussi tôt. Peut-être est-ce dû en partie à la courtesse du chapitre; tu ne développes pas grand-chose. Le qualificatif parfait à mes yeux pour le décrire serait : elliptique. On apprend qu'en fait trente ans se sont écoulés depuis l'incarcération de Marcus ; tu fais un rapide état des faits, puis paf ! On arrive à la mise à mort. On ne sait rien des rapports entre Oddarick et Marcus, comment et en quoi cette guerre entre eux a consisté, par quels moyens, avec qui, etc. Idem pour les rapports avec Kris, c'est totalement occulté. En fait, dans tout RM, Marcus n'apparaît qu'à son arrestation et à sa mort, soit environs 5-6 pages au total, alors qu'il y avait moyen de creuser formidablement la chose. Ce qui m'étonne, c'est qu'on avait justement élaboré, exploré, de nombreuses pistes, émis des hypothèses, etc. Au final, rien de tout ça n'apparaît. Bref, c'est toi qui tiens les commandes mais il me semble necéssaire d'au moins te demander de revoir ce passage, ou carrément tout ce qui concerne Marcus, vu ce qu'il est censé engendrer par la suite, selon nos discussions.
21/07/10 à 15:14:37
Suite, j'ai tout lu depuis mon portable
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